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No Pain No Game
C'est un bout de falaise dans l’arrière-pays provençal. Une vingtaine de mouvements suffisent pour se hisser au sommet du « Bombé bleu » mais même les meilleurs grimpeurs du monde n'ont pas encore réussi à vaincre ce mythe de l'escalade.

écrit par les étudiants du CFJ Paris

publié le 18 septembre 2023

Un cri. Son écho résonne entre les falaises de roche calcaire. Suspendu à un doigt, à 40 mètres au-dessus du sol, Anatole Bosio souffre. Après un an d'entraînement, le grimpeur aixois retourne se frotter au Bombé bleu. Venir à bout de cette voie ferait de lui une légende de l’escalade moderne. Une vingtaine de mouvements pour gravir 19 mètres et accoler pour l’éternité son nom à cette falaise.
Sur le papier, rien d’insurmontable. Bien plus court que les 45 mètres de Silence, la voie norvégienne réputée la plus difficile du monde (9c) ouverte par Adam Ondra en 2017. Et presque ridicule face aux 900 mètres de The Nose et ses deux heures d'ascension sous le soleil du Yosemite américain. Les meilleurs grimpeurs du monde craignent pourtant cette voie. Marc Le Ménestrel, son créateur, le jure : « Faire le Bombé bleu, c'est plus fort que de devenir champion olympique. »
Depuis sa création au début des années 1990, personne n’a réussi à la gravir. « Le Bombé bleu est un mythe, affirme la légende tchèque Adam Ondra. Même si ça peut sembler facile parce que c'est une voie courte, le problème est d'enchaîner tous ces mouvements. »
Loin de ces préoccupations de terriens, le Bombé bleu domine la vallée de l’Aiguebrun à Buoux (Vaucluse). Cet imposant bloc qui semble vouloir s’échapper de la falaise prend de haut les athlètes qui osent s’y aventurer. Patinée par des années de pluie, sa roche calcaire bleutée a vu échouer des dizaines de grimpeurs à ses pieds.
Le “mythe" en 3D

Faites tourner le Bombé bleu
Quand il évoque le Bombé bleu, Marc Le Ménestrel a encore les yeux qui brillent : « La première fois que je l'ai repérée, j'ai eu l'impression d’avoir devant moi la voie qu’on avait toujours cherchée. »

Dans les années 1990, lui et son « gang » de Parisiens squattent les bois de Buoux qui s’érige petit à petit en capitale mondiale de l’escalade. « On était une bande de potes en vacances dans le coin, se souvient Le Ménestrel. On campait, on ouvrait des voies et on les tentait. » 
Marc Le Ménestrel, deuxième, debout en partant de la gauche, avec le "Gang des Parisiens" en 1986
Lorsque Marc Le Ménestrel imagine cette voie en 1991, le grimpeur figure parmi les meilleurs mondiaux. Dans les années 1980, le Parisien brille sur d’autres voies de haut niveau, comme l'Alchimiste (8b), le Minimum (8b+) et Azincourt (8c).
En escalade, une voie n’a pas de cotation tant qu’elle n’a pas été libérée. Le premier à la gravir propose la cotation. Elle peut ensuite être modifiée ou confirmée par les suivants. La grande majorité des grimpeurs interrogés s'accordent pour estimer la cotation du Bombé bleu à 9b voire 9b+.

En escalade, une voie n’a pas de cotation tant qu’elle n’a pas été libérée. Le premier à la gravir propose la cotation. Elle peut ensuite être modifiée ou confirmée par les suivants. La grande majorité des grimpeurs interrogés s'accordent pour estimer la cotation du Bombé bleu à 9b voire 9b+.

Au printemps 1991, encordé au sommet, Marc Le Menestrel descend en rappel et équipe cette voie de dégaines. À l’aide d’une perceuse et de broches d’acier, il dessine un itinéraire. « Notre mission, c'est d'aller chercher des belles lignes mais aussi des lignes difficiles parce que le but du jeu, c'est de faire des voies de plus en plus compliquées », détaille l’ouvreur. Une fois la voie équipée, reste à la libérer en enchaînant tous les mouvements en un seul essai.
Après deux jours de labeur, Marc Le Ménestrel s'élance, en partant du bas cette fois. Ses tentatives d’ascension échouent. « Dès les premiers mouvements, je me suis dit que c’était au-dessus de mes forces », avoue-t-il. Le grimpeur abdique en espérant qu’un de ses pairs prendra le relais.

Dans le petit monde de l’escalade, cette nouvelle voie fascine. Dans le sillage de son concepteur, toute une génération s’attelle à cette conquête. Ben Moon, premier à gravir une paroi cotée 8c, Fred Rhouling, équipeur de renom des années 1990, Chris Sharma, surnommé The King et premier 9b… Tous repartiront de Buoux bredouilles, les doigts meurtris.
Les plus grands racontent leur Bombé bleu
Les plus grands racontent leur Bombé bleu
En 1992, coup de tonnerre, le grimpeur slovaque Juraj Rucka revendique l’ascension de la voie. Parce qu'il n'a aucune autre référence à un tel niveau, cette prouesse est rapidement mise en doute par les meilleurs mondiaux.
Juraj Recka, le grimpeur fantôme

Une photographie glissée dans un magazine d’escalade. C’est l'unique preuve fournie par un grimpeur slovaque nommé Juraj Recka pour attester de son ascension du Bombé bleu en 1993.

Dès sa publication, la prouesse fait réagir. « Il ne devrait pas tarder à incorporer l’orchestre philharmonique de Bratislava comme pipeau solo », écrit un journaliste de la revue d'escalade Vertical de décembre 1993. « Cet homme est un fantôme », coupe court Marc Le Ménestrel lorsqu'on évoque cette ascension mystérieuse.

Voilà trente ans que la photographie a été publiée et que le créateur de la voie se demande encore comment une supercherie aussi grossière n’a pas été démentie. Adam Ondra lui-même va jusqu'à douter de l’existence de ce grimpeur. Pourtant, le Tchèque est féru de l’histoire de l’escalade, et sa nationalité pourrait laisser penser qu’il connaît les grimpeurs slovaques. Juraj Recka a-t-il seulement existé ?

Nous avons enquêté dans les recoins d’internet. En tapant son nom dans un moteur de recherche, peu de résultats probants font surface. Mais Internet a une mémoire infaillible. Si les moteurs de recherche ne renvoient que les pages encore laissées public, il existe une autre face de la toile qui garde en mémoire les sites passés.

Dans ces archives numériques, le nom de Juraj Recka émerge sur un forum de l'Union slovaque d'alpinisme. Dans un long commentaire écrit en 2008, un contributeur inconnu certifie l'existence de Juraj Recka. Il émet cependant de sérieux doutes sur l'ascension du Bombé bleu par le Slovaque.

« Personne sauf son assureur, un compatriote slovaque inconnu, novice en escalade, ne l'a vu lors de l’ascension, note l'auteur. Juraj Recka n'a pas enregistré son ascension sur bande vidéo. »

Quelle est la version du Slovaque ? En réponse à nos messages, la Fédération d'escalade slovaque ne nous en dira pas plus sur ce qui s'est passé en 1993 à Buoux.

« Comme vous le savez, il y a eu toute une polémique autour de son nom lié aux parcours dont vous parlez, nous écrit un porte-parole de la Fédération. Nous ne savons pas exactement comment tout s'est passé. Juraj Recka a cessé d'être impliqué dans la communauté de l'escalade et poursuit maintenant d'autres intérêts. »

Le mystère de l’ascension du Bombé bleu reste entier. Seule une version du principal intéressé pourra établir la vérité. Après plusieurs jours de recherches dans les tréfonds des réseaux sociaux, un profil pouvant être celui du grimpeur ressort. Une photo d'une montagne des Carpates postée sur le profil confirme qu'il pourrait s'agir du grimpeur fantôme.

Nos messages restent tout d'abord sans réponse. Mais quelques jours plus tard, une réponse atterrit dans notre boîte de réception. Un court message signé d'un homme qui se présente comme le fils de Juraj Recka : « La position de mon père reste inchangée, il ne souhaite pas remuer les souvenirs de cette période. »

La quête du grimpeur slovaque s'arrête là. Pour tous les grimpeurs que nous avons interrogés sur le sujet, l’exploit présumé du Slovaque est une histoire inventée de toutes pièces. Un mensonge comme il en existe des dizaines dans le milieu de l'escalade.
Les nouvelles générations de grimpeurs sont, elles aussi, biberonnées au Bombé bleu. Leur arrivée relance l’espoir de son ascension. Avec 200 voies gravies dans le 9e degré, Adam Ondra, le meilleur grimpeur au monde, semble le mieux armé pour délivrer la voie. La falaise du Lubéron trotte dans un coin de sa tête.
« Mais c’est intimidant, admet le Tchèque. Je ne pense pas avoir beaucoup de faiblesses, mais si j'en ai bien une, c'est de grimper sur ce genre de falaises. Je suis prêt à souffrir, mais pas jusqu’à la blessure. »
Les muscles tétanisent, les articulations craquent. Le risque de lésion, jugé trop élevé, décourage même les plus aguerris. Marc Le Ménestrel acquiesce : « C’est une voie extrêmement traumatisante à cause de la petitesse des prises. »
Faire peser sur quelques phalanges tout le poids d’un corps, aussi affûté soit-il, pousse les grimpeurs dans leurs extrêmes limites. Les trous sont tellement fins que les doigts s’écrasent contre la roche, et l’épiderme s’entaille.

« Ça nous broute la peau, ça la ponce même, soupire Anatole Bosio. On a l'habitude d'endurer de la douleur, mais sur cette voie, c’est intenable» Le grimpeur français essaie d’habituer ses mains à la paroi : « J’ai l’espoir qu’en m’entraînant régulièrement à Buoux, je parvienne à mieux endurer ça»
« L’un des premiers obstacles a la réputation d’être impossible, assène Fred Rouhling, niveau 9a+. Il faut se jeter en ne se tenant qu’à un doigt de la main gauche. » Parvenir à serrer la prise au bon moment requiert une coordination millimétrée.

Les pieds dans le vide, le grimpeur doit ensuite gainer tout son corps pour les ramener sur la paroi déversante. Fred Rouhling s’y est consacré pendant quatre mois au début des années 1990, en vain. « Je me stabilise, mais je n’arrive pas à enchaîner les autres. » Même s’il réussi à exécuter chaque étape individuellement, il échoue à les lier sur une seule montée. « Je bloque à partir de cinq mouvements d’affilée. »
Et si gravir le Bombé était impossible ? Un grimpeur pourrait-il réunir toutes les qualités pour enchaîner la vingtaine de mouvements qui résiste encore ? Un poids léger, capable de tenir du bout des phalanges, aussi puissant que technique, prêt à souffrir pour faire tomber le mythe.

Chacun y va de son pronostic mais tous s’accordent sur un point : le Bombé Bleu tombera. Marc Le Ménestrel est lui aussi persuadé que sa création sera vaincue: « Par qui ? Je ne sais pas. Comment ? J’ai quelques idées. »
Ce grimpeur pourrait être parmi la poignée de forçats qui se frotte encore aujourd’hui au mythe. Le spécialiste du bloc Nicolas Pelorson coche un grand nombre de cases. Pendant plusieurs mois, il s'est livré à un entraînement spécifique pour venir à bout de ce premier mouvement tant redouté. Suspendu à des poutres à la seule force de ses phalanges, il a forgé sa résistance. Il rallie alors le Luberon, déterminé à faire une croix sur le Bombé.
Lui, face au rocher, dans le silence de la vallée. Pendant dix jours, au début du mois de mars 2023, il s’acharne, échoue une première fois, puis dix, puis trente… Avant de réussir à glisser le bout des doigts dans ce trou de quelques centimètres de diamètre. « Une fois ce fameux mouvement dépassé, il n’y a plus aucune raison d’échouer », s'enorgueillit-il. C’était sans compter sur la fatigue accumulée.
Vidéo Arkose Climbing - Mars 2023
Voilà une autre difficulté du Bombé bleu. Si le grimpeur ne surmonte pas ce « crux » (le passage difficile d'une ascension) dès ses premiers essais, il perd l’énergie indispensable à la suite de la voie. Grâce à ce déclic prometteur, Nicolas Pelorson se fixe un rendez-vous à l’hiver prochain : « J’aurai un coup à jouer. »

Dès que le mercure s’emballe, toute tentative d’ascension est vouée à l’échec. Orientée plein sud, la voie est très exposée au soleil. Le mur retient la chaleur, les prises suintent et le grimpeur dérape. L'Espagnol Iker Pou résume en une phrase : « À cause du changement climatique, il n’y a que l’équivalent d’un mois dans l’année où les conditions météo sont réunies. »
Selon ses aspirants, la température idéale se situe entre 5 et 15 degrés à l’ombre ou par temps nuageux, sans pluie. Fin mars 2023, la brise du printemps offre une dernière opportunité aux audacieux. Anatole Bosio sort d’une saison compliquée. Malgré une tendinite au coude, il a réussi à achever sa préparation physique hivernale.
Même s’il n’est pas professionnel, le grimpeur d'Aix-en-Provence fait partie des meilleurs mondiaux. En 2009, il entre dans le cercle très select du neuvième degré. Moins de 600 grimpeurs peuvent se targuer d’avoir réalisé une telle performance.

Depuis 2021, il fait du Bombé l’un de ses principaux objectifs. Pour l'atteindre, ce maître d’école jongle entre les entraînements en salle et les virées en falaise. « D'habitude, je passe facilement d'une paroi à une autre. Sur cette voie, il faut un cycle d'entraînement spécifique », analyse-t-il.

Le trentenaire note consciencieusement ses exercices dans un carnet. Chaque séance y est précisément décrite. Au fond de son jardin, un pan d'escalade incliné aux prises multicolores lui permet de reproduire les mouvements spécifiques du Bombé bleu.

Avant de se lancer à Buoux, le grimpeur s’est testé quelques jours plus tôt sur la voie de la Sachidananda à Orgon (Bouches-du-Rhône). S’il n’a pas enchaîné tous les mouvements de cette voie cotée 9a+, les sensations restent bonnes. « Le travail sur les gros muscles paie », vante-t-il sur ses réseaux sociaux à quelques jours de sa nouvelle virée sur le Bombé. Le jour J, les conditions sont idéales. Le ciel est bleu et un léger mistral s’engouffre dans le vallon de l'Aiguebrun.

À peine arrivé sur le parking de Buoux, Anatole Bosio lève les yeux vers le rocher. Sur le sentier qui mène au pied de la via ferrata, l’ambiance est détendue. « C’est quand même incroyable, ces marches-là », s’étonne encore le grimpeur entamant la montée sur l’escalier de pierre taillé à même la roche il y a plusieurs siècles.
Avant de tenter une ascension, Anatole Bosio s’échauffe sur des voies alentour qui feraient déjà pâlir la plupart des grimpeurs. Scorpions, le Cadeau empoisonné, leurs noms tracés à l’encre noire sur la roche dissuadent les novices. Entre deux grimpes, il engloutit une salade de pâtes, le dos contre le rocher, assis face au vide. Seul le cliquetis des dégaines vient troubler le calme du vallon. Après deux heures de préparation, il s’élance à l'assaut du rocher. Anatole Bosio enchaîne rapidement jusqu’au premier palier. Perdre le moins d’énergie possible sur le début de la voie est crucial. 
À mesure qu’il s’approche du mouvement redouté, Anatole Bosio se bat contre la paroi. Chaque enchaînement lui arrache un nouveau gémissement. Depuis la passerelle, sa silhouette paraît minuscule face à l’imposant rocher. L’annulaire droit coincé dans la roche, il s’équilibre un instant en replaçant sa jambe gauche sur la paroi.

D’un geste, il élance son bras gauche vers la minuscule fissure. Suspendu dans le vide, son corps balance. Au contact de ses doigts avec la roche, l’athlète crie. Anatole Bosio tente de se cramponner à cette prise. En vain. Suspendu à la corde qui l’assure, le grimpeur fatigué regarde cette voie qui reste inaccessible. Une nouvelle fois, le Bombé bleu reste invaincu. À deux doigts.
Auteurs
Matthias Beringer
Eve Chancel
Julien Dubois
Alice Ferber
Marek Khetah
Julie Ricco
Pierre-Loeiz Thomas
Vidéo
Julien Dubois
Camille Souhaut
Photos
Pierre-Loeiz Thomas
Fred Ripert
Petr Chodura
Marc le Ménestrel
Tom Guerin
Graphisme
Julie de Boisse
Développement
Julien Dubois
Pierre-Loeiz Thomas
Rédaction en chef
Julien Dubois
Coordination éditoriale
Sébastien Bossi Croci
Remerciements
Alexandre Bergère